No(s) Dames sont nées d’une volonté d’hommage aux héroïnes de 4 siècles d’opéras masculins, pour en célébrer la beauté musicale tout en déconstruisant leurs modèles de genre. Car dans ce patrimoine patriarcal, la place des femmes est pour le moins ambigüe, conjuguant somptueux et monstrueux, airs sublimes et rôles assassins. Sous les velours et les dorures, l’aria de diva sonne souvent l’hallali, la femme n’est reine que dans l’arène… On prétend l’adorer, mais on la matadore. Comme s’il était follement romantique de faire rimer dames et drames ; comme si pour elles, l’amour ne s’orchestrait qu’à mort sous la baguette de ces messieurs… Dame ! En forçant ses mots de mâle dans ta bouche, le librettiste de Carmen t’avait pourtant prévenue… “Si je t’aime, prends garde à toi !”
Face à la duplicité de cet héritage, que faire? Prima la musica et fermer les yeux sur le reste? Réécrire les livrets? Céder aux diktats de la Cancel Culture ? Avertir le spectateur que l’œuvre masculine présentée est le reflet d’une époque prônant des valeurs indéfendables aujourd’hui?…
Nous avons choisi d’inverser les rôles traditionnels, en redistribuant pour la 1ère fois la direction musicale à un quatuor de femmes et les agonies de Dames à un homme, pour universaliser ces airs et les faire vivre comme allégories de souffrance humaine, plutôt que fatalités de genre réservées aux femmes.
En 2022, voilà donc No(s) Dames : relecture dégenrée de 23 icônes opératiques, féminins sacrés et leur cortège de massacres multiples ; 23 stéréotypes de saintes, de putains ou de sorcières, renversés puis assemblés dans un collage musical surréaliste. Dans No(s) Dames, les adieux de Manon se confondent alors à ceux de Violetta ; les rêves d’ailleurs de Marie tutoient les cauchemars d’Amina ; Giulietta, Carmen et Maria se font unique tentatrice ; l’hystérie d’Armide augure la chute d’Alcina…
En reliant ces ersatz de femmes à la sororité morbide, No(s) Dames jouent au cadavre exquis, soulignant la récurrence de destins tragiques chez ces héroïnes masculines, et dessinant en creux le portrait d’une seule et même idole : la DAME, telle que fantasmée, créée et imposée aux femmes par les hommes, par-delà les siècles ou les continents.
Musicalement, nous avons confié les arrangements de ces rituels macabres au talent d’Eric Mouret, avec la folle mission de transformer ces épopées pour soprano et orchestre en quintettes pour cordes et voix de contre-ténor ! Pire : nous voulions conserver leur flamboyance orchestrale tout en insufflant notre intimité chambriste. Pire encore : nous voulions faire de la Barcarolle un tango qui annonce Carmen ; rendre à Juliette les cordes originales de son thème, déjà écrit par Bellini dans Adelson e Salvini ; couper des variations du prélude d’I Masnadieri ou de Jeanne pour en resserer le propos…
Ont suivi 9 mois de laboratoires créatifs pour donner vie à l’unité de son de No(s) Dames, tout en jouant de la juxtaposition de styles pour contraster à l’extrême nos réinterprétations.
Pour les cordes : de l’étirement maximal du bel canto aux attaques baroques claquant comme des consonnes ; du son “lush” des vieux violons hollywoodiens dans Youkali aux stridences d’Alcina, proches des lacérations de Psychose ; de la brutalité des cordes de trottoirs de Maria aux agogies possédées de Salomé…
Pour les voix : du dénuement fébrile de Manon à la révolte de Zaïde, de la gouaille nostalgique de Marie au désespoir maternel de Norma, de la gutturalité des faubourgs de Maria à la vocalité funambule d’Amina.
Pour chacune, nous voulions donner du sens au son et réhumaniser ces airs, travail indissociable de l’intelligibilité du texte, comme dans des chansons, excluant donc les virevoltes de colora(tor)ture dans ces hauteurs d’aigus où le langage n’est humainement plus possible. Pour toutes, nous voulions explorer la puissance du féminin et la fragilité du masculin, à l’inverse des caricatures, en jouant de l’ambiguïté de la voix de contre-ténor et de la force tellurique de notre matrice de cordes.
Restait l’écrin de la prise de son : nous l’avons voulue brute, sans fard, avec une grande proximité, pour mieux vous raconter la vérité de chaque histoire, sous le sublime de la musique…
A titre plus personnel, No(s) Dames sont un projet de maturité: artistique, déjà, en nous affirmant plus artistes qu’interprètes, avec cette audace créative, cette quête de sens qui challengent les statu quo, a fortiori en musique classique où la restitution est reine, sans trop oser questionner le fond de ce que l’on restitue…
Maturité humaine, aussi, en assumant nos responsabilités, notamment celle de choisir en conscience ce que l’on transmet à notre tour. A nos enfants qui à l’opéra nous interpellent : “Dis Maman, dis Papa, pourquoi la dame elle crie? Pourquoi elle pleure? Pourquoi elle meurt?”, nous ne souhaitons plus répondre : “Parce qu’un homme l’aime…”
Mais alors, féministes, No(s) Dames? Humanistes, surtout, tant délacer les corsets de genre nous incombe à tous, femmes et hommes réunis, pour que chacun soit respecté. En cela, No(s) Dames sont un manifeste d’amour, d’empathie et d’espoir collectif: poings levés mais mains unies… Et désormais tendues vers vous.
Théophile & les Zaïde